Depuis mon licenciement, on me dit souvent « c’est bien, tu dois avoir du temps pour toi ».
Je réponds avec un sourire doux, comme un aveu d’impuissance. S’ils savaient.
Ce temps là, je ne peux rien en faire. Il est pire qu’un
travail éreintant, qui bouffe le corps et l’esprit. Il ne laisse jamais de
répit, ni la nuit ni le week-end, il est le pire des patrons.
Ce temps là est poisseux, vicié, périmé. Il sent l’œuf
pourri et s’étale, mou et collant comme une guimauve trop sucrée. Chaque matin,
j’essaye de faire quelque chose de cette glaise entre mes mains, de ces minutes
qui s’égrènent mais il n’en sort rien, rien d’autre que des formes hideuses et
désarticulées, pauvres pantins inutiles, ébauches d’enfants difformes d’un
ventre définitivement stérile.
Alors j’essaye de le remplir, de me remplir. Comme ces
petites vieilles qui sortent faire les courses pour avoir un but, j’erre entre
les rayons. J’emplis machinalement mon panier de choses inutiles : de la
mayonnaise, des punaises, une éponge ultra dégraissante, de la ficelle.
Je ne peux pas me plaindre. Qui aurait de la compassion pour
une employée de banque ?
Du monde de la finance, comme on l’appelle au 20h, je ne
connais ni les coulisses ni les ficelles et pourtant, pour beaucoup, je porte
le sceau de l’infamie sur mon front.
« Il faut se
secouer » qu’ils disent. Pourtant, j’ai beau prendre le pouls de ma
vie, je ne ressens rien, électroencéphalogramme plat.
L’autre jour, j’ai acheté des chaussures à talons, pour voir
ce que ça faisait, pour sortir de la mollesse et du confort, pour avoir l’air
comme les autres. J’ai marché toute la journée sans m’en rendre compte, sans me
souvenir vraiment de ce que j’ai fait ni où je suis allée, dans une sorte de
transe hébétée. Le soir, j’avais les pieds en sang et je sentais mon cœur
battre dans mes orteils. Un peu de vie, enfin.
« Il faut voir du
monde » à ce qu’il paraît. Il y a quelques mois, je suis aller
déjeuner avec mes anciennes collègues, enfin ce qu’il en reste, à leur
initiative. A leurs « alors, raconte » débordant de curiosité
malsaine, j’ai compris que je n’aurais pas dû venir. Elles m’ont abreuvée de
leurs ragots dont je n’ai que faire, assommée de noms de personnes que je ne
connais pas, essayé de me consoler grossièrement à coups de « ne regrette
rien, c’est pire depuis que tu es partie ». Puis elles se sont éparpillées
en piaillant comme une nuée d’étourneaux, me laissant encore une fois face à ce
silence mortifère.
« Il faut parler,
se confier ». Raconter tout
cela s’apparenterait à une double peine, j’aurais l’impression de revivre une
deuxième fois ces journées qui ont mis tant de temps à s’écouler. Je préfère
écouter, imaginer. M’asseoir sur un banc et essayer de deviner où vont tous ces
gens, quels sont leurs métiers, vers quoi ils courent.
Je n’ai pas parlé de mon licenciement à ma mère, pas envie
d’ajouter à ses tourments. Elle n’a pas besoin de moi pour perdre la boule.
Hier, je suis allée écouter derrière sa porte pour me
nourrir de sa voix, de ses conversations tonitruantes au téléphone, de ses
odeurs de coriandre échappées des casseroles. Seule sur le palier, j’ai imaginé
sa main parcheminée dans la mienne, ses mots de consolations « tu vas t’en
sortir, tu t’en es toujours sortie ».
« Le taux de chômage a atteint son plus haut niveau
depuis 12 ans » beuglait le téléviseur en fond sonore. Le paillasson
commençait à me piquer les cuisses alors je me suis relevée.
…C’est à ce moment que je l’aperçus. Ou plutôt que je saisis l’éclat de son regard entourée de chevelure noire sagement attachée en une natte qui pendant sur son épaule. Lisa, la petite voisine me regardait toute étonnée de voir cette grande bringue qu’elle connaissait bien ainsi avachie sur un paillasson.
RépondreSupprimerCherchant à reprendre une contenance je posais une question stupide « Qu’est-ce que tu fais là ». Petit sac crocodile sur l’épaule, grandes bottes de pluie Mickey aux pieds, Lisa s’apprêtait manifestement à retourner à l’école. « Je déjeune toute seule cette année, maman a trouvé un nouveau travail et elle ne peut plus rentrer le midi. Je vais à l’école. Et toi tu fais quoi ?».
« Viens, je t’accompagne dis-je un peu brusquement pour masquer mon trouble »…
Très joli! :-)))
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