jeudi 8 novembre 2012

Connasse




20H30, je suis en retard mais je ne me presse pas, je sais que tu m’attends. 

De toutes façons, qu’as-tu d’autre à faire ? Nos « soirées filles » comme tu les appelles, l’œil pétillant, t’extraient de ton quotidien de femme mariée/2 enfants et c’est déjà beaucoup. Ton mari et tes collègues à la mairie doivent croire que nous échangeons des confidences sucrées ou salaces et tu ne dois pas démentir, trop flattée de passer pour une Samantha Jones de banlieue. Petit compromis avec la vérité alors que, souvent, nos conversations se limitent à mes histoires de boulot ou, pire, à tes récits insignifiants de mère comblée.

« Le Balto » n’a pas changé : ses grosses banquettes en skaï rouge en ont vu passer des nuées de lycéens. Moi, je n’y suis allée qu’en terminale, parce que mes parents trouvaient que ce n’était pas un endroit convenable pour une jeune fille.
Le patron est encore le même, inamovible. Toujours occupé à essuyer ses verres tout en essayant de capturer les conversations avec son oreille qui traîne. Le jukebox, lui, a disparu, les volutes de fumée aussi.

Je ne sais pas pourquoi je continue à te donner rdv ici alors que tout me révulse. Le lino jaune, les tasses ébréchées et surtout les gens du cru, qui me gratifient d’un « Mumu » affectueux que j’aimerais leur renvoyer au visage. Y-a-t-il pire prénom que Muriel ? Pour eux, je dois être l’enfant prodigue qui revient au pays, celle qui a réussi mais n’en a pas oublié ses origines.

S’ils savaient. Je ne viens justement ici que pour contempler le chemin parcouru du haut de mes bottines Sandro. J’hume l’air vicié à pleins poumons, je contemple ces visages boursouflés, je touche du doigt le formica poisseux juste pour me dire que j’ai échappé à ça. Et toi Séverine, tu sers aussi à ça. Tu es en quelque sorte mon échelle de réussite personnelle. Quand je compare mon sac Marc Jacobs à ta besace en simili cuir, ma blouse Maje à ton chemisier en acrylique Gémo, je me dis que je suis bien où je suis. Et je sais que j’ai fait le bon choix quand je vois passer tes statuts Facebook déprimants, entre mots d’enfants insipides et recettes de cuisine navrantes.

Pour tous ici, du serveur vicieux au pilier de bar aviné, je représente la parisienne. Je pense que la plupart de mes collègues pensent également que je suis née dans la capitale et j’en tire une grande fierté. Je dépense d’ailleurs une énergie considérable à donner le change pour ne pas être démasquée. Je cours les vernissages et les ventes presse, je m’empiffre de macarons, je porte des headbands et même un collier marqué « connasse » qui a bien fait rire le nouvel associé. Je peste contre Paris, contre le métro et les taxis mais je ne le quitte pas. Mes amies sont comme moi mais, elles, n’ont eu rien à faire pour cela.

21 : 00 : je pousse enfin la lourde porte du Balto. Tu es toujours à la même place, engoncée dans un haut bon marché, beaucoup trop maquillée. Ombre à paupières nacrée, rouge à lèvre irisé, y a quelque chose qui cloche dans tout cet arsenal d’artifices de mauvais goût. Tu m’avais dit au téléphone, lapidaire, que tu avais quelque chose à me dire. Je n’y ai pas trop pensé mais en te revoyant accoutrée de la sorte, cette phrase m’est soudain revenue comme un boomerang. 

«  A la tienne ma Mumu » me lances-tu en levant bien haut un verre de mousseux. J’avale péniblement, y a quelque chose qui ne passe pas. Pourquoi est-ce que je m’inquiète de toutes façons, que peux-tu bien m’annoncer ? Que tu es enceinte ? Que tu as une promotion à la mairie ? Ou que Mattéo est premier de la classe ?

« A nous ma Mumu » répètes-tu en me glissant une enveloppe d’une main qui vacille. Un verre de mousseux et tu es déjà pompette, ça promet. Je l’ouvre et j’en extrais une carte postale avec des buildings et le drapeau américain en arrière-plan. « Y en a qui jouent à l’Euromillions, moi j’ai joué à la carte verte et j’ai gagné » lances-tu alors d’une voix de crécelle. Groggy, j’essaye de donner le change mais je sens une sourde colère monter en moi. « Mais tu ne vas pas faire ça, c’est de la folie ! As-tu pensé aux enfants ? ».Tu pouffes en recrachant ton mousseux bon marché « Les enfants ? Mais depuis quand t’intéresses-tu aux enfants Muriel ? Sais-tu seulement comment ils s’appellent, quel âge ils ont ? ». « Et Jean-Mi ? Et la mairie ? » « Jean-Mi pense que c’est un nouveau départ pour nous, et puis des plombiers, on en a besoin partout. ».

Je baisse la tête. Mes mains restent collées sur le formica poisseux, mes fesses s’enfoncent dans le skaï sans pouvoir en ressortir. Puis mes yeux remontent sur tes mains à la peau fine, constellées de petites veinules, s’attardent sur ton alliance gravée.

Tu me prends alors brusquement la main : « Je sais que tu es contente pour moi Mumu, mais que tu ne sais pas comment me le dire. » J’acquiesce en silence. « De toutes façons ma Mumu, je sais que tu ne revenais ici que pour me voir, ta vie est ailleurs maintenant. Je vais essayer de construire la mienne loin d’ici aussi. La vache, ce mousseux est terrible, je vais aux toilettes ». Tu te lèves d’une démarche incertaine et je vois ta silhouette bigarrée tanguer dans l’escalier. Je regarde le café à moitié vide, j’essaye de figer à tout jamais le lino jaune, le skaï rouge, l’odeur rance d’huile usagée. J’ai le vertige. Je pousse la porte du Balto, hume l’air glacé puis m’écroule au pied d’un arbre. 

Où vais-je bien pouvoir planter mes racines désormais ?

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