jeudi 28 juin 2012

Le bilan d'une vie (2ème épisode du cadavre exquis "Solange")


Un de mes lecteurs, Daniel PA, avait continué le texte précédent "Tuer le temps" dans les commentaires. A la manière d'un cadavre exquis, je reprends donc sa suite.



…C’est à ce moment que je l’aperçus. Ou plutôt que je saisis l’éclat de son regard entourée de chevelure noire sagement attachée en une natte qui pendant sur son épaule. Lisa, la petite voisine me regardait toute étonnée de voir cette grande bringue qu’elle connaissait bien ainsi avachie sur un paillasson. 
Cherchant à reprendre une contenance je posais une question stupide « Qu’est-ce que tu fais là ». Petit sac crocodile sur l’épaule, grandes bottes de pluie Mickey aux pieds, Lisa rentrait manifestement de l’école. « Ben je vais aller goûter et faire mes devoirs. Maman a trouvé un nouveau travail donc elle ne peut plus venir me chercher. Et toi tu fais quoi ?». 
« Viens, je t’accompagne dis-je un peu brusquement pour masquer mon trouble »…
« Ouais, trop bien » chuchota Lisa comme si elle se parlait à elle-même. Elle ôta la ficelle autour de son cou, saisit la clé dans sa main potelée et ouvrit la porte.
Moquette moelleuse, fauteuils immaculés, meubles laqués blancs : tout respirait l’ordre et l’asepsie immaculée d’un appartement qui ne vivait pas. J’avais l’impression de me retrouver dans mon cerveau.
« Tu as faim ? ». Machinalement, je retrouvais les gestes qu’avait ma grand-mère à mon égard : ouvrir le frigidaire, sortir le beurre, le pain, faire chauffer le lait. « C’est pas du tout ce que je mange d’habitude mais c’est super bon » marmonna Lisa en tirant sur sa tartine.
Je savais donc faire. A 45 ans, j’étais toujours célibataire et sans enfants. Ca n’était pas un drame d’ailleurs : ma mère s’y était faite, quant à mes ovaires, ils n’avaient jamais répondu à l’appel soi disant irrépressible de la maternité.
Pour ne pas faire tache, j’ai appris à faire diversion en société : quand mes collègues dissertaient pendant des heures des marques de couches ou des solutions pour lutter contre la constipation infantile, je parlais de mes neveux pour donner le change. Je suis bien élevée. C’est toujours gênant une nullipare dans une conversation de mères. Et puis, les neveux c’est pratique, ça me permet d’éviter les sempiternelles questions sur les vacances ou le boulot. Les parents n’ont pas beaucoup d’imagination pour trouver des sujets de conversation.

Pendant que Lisa dévorait goulument ses tartines beurrées, je décidai de jeter un coup d’œil à ses devoirs. Alors que j’ouvrai son cartable, les odeurs de plastique neuf mêlées aux effluves de craies et de crayons en bois me sautèrent au visage. Les yeux fermés, j’humai de toutes mes forces ces senteurs évocatrices de l’enfance quand je sentis une présence autour de moi. En ouvrant les yeux, je découvris avec stupeur une enfant que je connaissais bien. D’un air bravache, elle plantait son regard inquisiteur dans le mien.
Les pieds en dedans, dans sa blouse usée, la petite fille que j’étais à l’âge de 6 ans me narguait de ses 120 cms, drôle de statue du commandeur en culotte courte . D’une voix blanche, elle m’apostropha : « Te souviens-tu de tes rêves d’enfants, de tes espoirs et tes joies ? De ton cœur qui tressaillait, de la joie qui inondait tous tes membres, de ton corps qui vibrait à l’unisson ? Qu’as-tu fait de tout ça? Remisées au placard toutes ces émotions qui te rendaient vivante ? Arrives-tu à t’accommoder sans ciller de tous ces compromis avec tes idéaux ? Le bilan d’une vie, ce n’est pas qu’une affaire comptable, une histoire de compte de résultats et de chiffres. C’est se demander « l’enfant que j’étais aurait-il été fier de ma vie d’aujourd’hui. Réveille toi ».
« Hé Ho Solange, réveille toi. Tu m’entends ? On les fait mes devoirs ? »
« Oui bien sûr Lisa. J’étais ailleurs, pardon. On en était où ? »



mercredi 27 juin 2012

Tuer le temps... (1er épisode du cadavre exquis "Solange")


Depuis mon licenciement, on me dit souvent « c’est bien, tu dois avoir du temps pour toi ». Je réponds avec un sourire doux, comme un aveu d’impuissance. S’ils savaient.

Ce temps là, je ne peux rien en faire. Il est pire qu’un travail éreintant, qui bouffe le corps et l’esprit. Il ne laisse jamais de répit, ni la nuit ni le week-end, il est le pire des patrons.

Ce temps là est poisseux, vicié, périmé. Il sent l’œuf pourri et s’étale, mou et collant comme une guimauve trop sucrée. Chaque matin, j’essaye de faire quelque chose de cette glaise entre mes mains, de ces minutes qui s’égrènent mais il n’en sort rien, rien d’autre que des formes hideuses et désarticulées, pauvres pantins inutiles, ébauches d’enfants difformes d’un ventre définitivement stérile.

Alors j’essaye de le remplir, de me remplir. Comme ces petites vieilles qui sortent faire les courses pour avoir un but, j’erre entre les rayons. J’emplis machinalement mon panier de choses inutiles : de la mayonnaise, des punaises, une éponge ultra dégraissante, de la ficelle.

Je ne peux pas me plaindre. Qui aurait de la compassion pour une employée de banque ?
Du monde de la finance, comme on l’appelle au 20h, je ne connais ni les coulisses ni les ficelles et pourtant, pour beaucoup, je porte le sceau de l’infamie sur mon front.

« Il faut se secouer » qu’ils disent. Pourtant, j’ai beau prendre le pouls de ma vie, je ne ressens rien, électroencéphalogramme plat.

L’autre jour, j’ai acheté des chaussures à talons, pour voir ce que ça faisait, pour sortir de la mollesse et du confort, pour avoir l’air comme les autres. J’ai marché toute la journée sans m’en rendre compte, sans me souvenir vraiment de ce que j’ai fait ni où je suis allée, dans une sorte de transe hébétée. Le soir, j’avais les pieds en sang et je sentais mon cœur battre dans mes orteils. Un peu de vie, enfin.

« Il faut voir du monde » à ce qu’il paraît. Il y a quelques mois, je suis aller déjeuner avec mes anciennes collègues, enfin ce qu’il en reste, à leur initiative. A leurs « alors, raconte » débordant de curiosité malsaine, j’ai compris que je n’aurais pas dû venir. Elles m’ont abreuvée de leurs ragots dont je n’ai que faire, assommée de noms de personnes que je ne connais pas, essayé de me consoler grossièrement à coups de « ne regrette rien, c’est pire depuis que tu es partie ». Puis elles se sont éparpillées en piaillant comme une nuée d’étourneaux, me laissant encore une fois face à ce silence mortifère.

« Il faut parler, se confier ».  Raconter tout cela s’apparenterait à une double peine, j’aurais l’impression de revivre une deuxième fois ces journées qui ont mis tant de temps à s’écouler. Je préfère écouter, imaginer. M’asseoir sur un banc et essayer de deviner où vont tous ces gens, quels sont leurs métiers, vers quoi ils courent.

Je n’ai pas parlé de mon licenciement à ma mère, pas envie d’ajouter à ses tourments. Elle n’a pas besoin de moi pour perdre la boule.

Hier, je suis allée écouter derrière sa porte pour me nourrir de sa voix, de ses conversations tonitruantes au téléphone, de ses odeurs de coriandre échappées des casseroles. Seule sur le palier, j’ai imaginé sa main parcheminée dans la mienne, ses mots de consolations « tu vas t’en sortir, tu t’en es toujours sortie ».

« Le taux de chômage a atteint son plus haut niveau depuis 12 ans » beuglait le téléviseur en fond sonore. Le paillasson commençait à me piquer les cuisses alors je me suis relevée.